Ramadan et Validisme : ou comment la santé est négligée au nom de la piété

[CW validisme]

Ah, le Ramadan. Ce mois sacré si cher à toutes les personnes musulmanes, qui pour pas mal d’entre elleux le pratiquent, et qui ne se déroule qu’une fois par an. Il est un des cinq piliers de l’Islam et dure entre 29 et 30 jours selon les années. C’est l’occasion pour beaucoup d’entre nous de, non seulement renforcer notre lien spirituel avec Allah, mais aussi de faire le point sur notre foi, de faire preuve de générosité tout en adoptant un comportement plus vertueux et pieux que d’ordinaire. Le jeûne est “compté” à condition de ne pas boire et manger du lever jusqu’au coucher du soleil. Avec cela, il y a bien sûr d’autres règles plus strictes que je ne vais pas lister, car sinon ce serait trop long, sans parler des nuances à faire, et là, on va surtout parler du fait de se priver de boisson et de nourriture.

Mais comme chaque année avec le Ramadan, on a tout un lot de médisances, de propos oppressifs et injonctifs au sein des communautés et des familles. Parmi ces propos, il y a le validisme, et certains s’avèrent beaucoup plus dangereux que ce que l’on pourrait penser. Il faut savoir avant toute chose que dans l’Islam le jeûne n’est pas du tout obligatoire si nous sommes dans l’incapacité de le faire. L’objectif n’est pas de ruiner sa santé mais bien d’effectuer un acte de foi dans le respect de son corps et de son âme. Sauf que bien sûr, dans la pratique, ce n’est pas cette idée qui a été la plus encouragée dans ma famille.

J’ai grandi avec cette croyance, provenant des pensées conservatrices familiales qui m’ont entourée, que jeûner n’est pas qu’une question de condition physique, mais aussi de volonté. Jeûner au péril de sa santé a été donc une vision très présente et soutenue autour de moi, la volonté étant un concept souvent utilisé pour invalider tout propos qui chercherait à nuancer ou à expliquer une situation plus complexe qu’un simple “quand on veut, on peut”. Comme si les conditions de chaque individu-e ne dépendaient que d’elleux (ce qui est faux, et les inégalités sont un facteur parmi d’autres qui ne sont pas assez pris en compte, pour prendre un exemple). De manière générale, nous ne prenons pas suffisamment au sérieux, selon moi, les problèmes de santé qui en apparence ne paraissent pas alarmants, mais qui sur le long terme peuvent avoir de lourdes conséquences. Par bonheur, cette année, j’ai pu le pratiquer seule, et de ce fait respecter un rythme qui convient mieux à ma condition physique et autres soucis de santé. Avant, ce n’était pas le cas du tout.

Pour donner une idée de quel genre de situation ce type de pensée peut créer, il y avait (et il y a toujours malheureusement) encore de nombreuses personnes qui sont âgées, conservatrices et traditionalistes notamment, dans mon entourage qui s’évertuent encore à jeûner chaque année alors qu’il est déconseillé pour elles de le faire. Entre leur état de fatigue, leurs douleurs quotidiennes, elles doivent endurer plus de difficultés, se retrouvent donc dans des situations dangereuses et aggravent leur état tout en prétendant qu’il ne s’agit que d’une habitude à prendre. Les femmes sont les plus exposées, car elles doivent effectuer plus d’efforts que les hommes au sein du foyer, les traditions familiales et culturelles imprégnées du patriarcat y sont pour beaucoup : elles cuisinent, elles mettent la table, font la vaisselle, s’occupent du ménage, elles font les courses, elles se mettent beaucoup de pression pour les préparatifs afin que toutes les personnes qui seront autour de la table soient bien nourries, pour les fêtes et la confection de gâteaux, pareil, c’est tout aussi épuisant, sans parler de toutes les charges mentales qu’elles doivent endurer et porter durant le Ramadan et en dehors de celui-ci.

Au niveau des conséquences du jeûne, quand les conditions physiques ne permettent pas de l’accomplir sans risques et dont j’ai pu être témoin, nous avons : des douleurs physiques qui parfois aggravent des douleurs qui étaient déjà présentes, des infections dues au manque d’hydratation, une dégradation de la santé avec l’accumulation de la fatigue : le repos n’est plus suffisant comparé aux efforts réalisés. Comme elles effectuent de nombreuses tâches, cela rend les accidents plus fréquents. Les gestes répétitifs n’aident pas et ont un impact qui peut être lourd sur le corps parce que les postures bloquent, tirent, fragilisent, etc. La cuisine, c’est le lieu où elles restent souvent debout et très longtemps, et comme la journée n’est plus rythmée par les repas, elles peuvent ne pas voir le temps passer et être la proie de migraines, d’étourdissements, voire d’évanouissement (et quand elles travaillent en plus de jeûner, les risques sont plus importants). Elles peuvent aussi avoir des crampes, des mains plus usées et donc douloureuses pour continuer leurs activités qu’elles se forcent, pour certaines, à faire malgré tout cela. Cette énumération n’est même pas exhaustive. En fonction des problèmes de santé qu’elles ont déjà, et des saisons qui peuvent pousser la gravité de leurs soucis (chaleur, froid) cela peut aller très loin.

Et régulièrement, l’exemple des personnes âgées qui jeûnent malgré leurs difficultés est rapidement mis en avant quand des personnes plus jeunes osent vouloir rompre leur jeûne, alors même que l’âge n’est pas un motif pour mettre davantage de pression sur tout individu qui a besoin de manger ou de boire. J’ai bien dit besoin, et non envie. Parce qu’une jeune personne, d’après ce validisme à la con, a de fait toutes les capacités nécessaires pour faire tous les efforts du monde. Sauf que jeunesse ne veut pas nécessairement dire qu’on a une santé en béton pour effectuer certaines choses, comme le Ramadan ici. Choquant hein ? Si des personnes âgées peuvent le faire, grand bien leur face, mais cela ne devrait pas être un argument pour culpabiliser les personnes plus jeunes de ne pas jeûner. Et même, on ne devrait pas argumenter tout court pour des choix personnels qui n’engagent que les individu-e-s et ne causent aucun mal à qui que ce soit d’autre. Même avec la plus grande volonté du monde, il est très malsain de se pousser ou de pousser les gens à dépasser leurs limites, et la piété est un idéal présenté comme étant un acte qui doit faire face à toute épreuve. Cela rejoint cette idée qu’il faut se sacrifier corps et âme au nom de Dieu, seulement cet état d’esprit a fait plus de ravages qu’envoyer des gens au Paradis, en tout cas, c’est ce que j’ai vu concernant mes proches. Le fait de ne pas questionner notre regard sur l’impact néfaste que cela peut avoir de jeûner sans prendre en compte nos difficultés physiques/mentales et d’insister autant sur le fait que “bonne personne musulmane est parfaite et fait tout correctement, peu importe sa condition” peut s’avérer très dangereux. D’un autre côté, il y a un poids social autour de nos actes qui fait qu’on se sent parfois, malgré nous, forcé-e de dépasser ces limites. C’est un problème collectif. Les critiques sont fréquentes dans les milieux religieux, et il est facile d’être jugé-e sur sa manière de faire, de se vêtir et de vivre sa spiritualité (enfin, quand iels le veulent et que c’est pour flatter leur orgueil en se comparant aux autres… pour pointer les péchés des autres, il y a du monde, mais pour reconnaître les leurs, silence radio mdr).

Alimenter l’idée qu’une bonne personne musulmane “surmonte” ses soucis de santé pour jeûner (entendez par là “dépasse ses limites physiques et mentales en se mettant en danger”) et ainsi correspondre à un modèle de piété fantasmé, c’est tout simplement dangereux. Cela peut avoir des conséquences psychologiques également, car une fois les limites dépassées, il y a comme une honte, un sentiment de regrets exprimés par les personnes qui ne peuvent l’effectuer. Pour les plus jeunes, la culpabilité est immense quand on se sent obligé-e-s de manger et/ou de boire en cachette parce que trop éprouvant et insoutenable de jeûner. Encore plus quand on souffre de TCA, de dépression et autres troubles qui rendent le Ramadan plus difficile à faire. Et encore. Ne parlons même pas de santé mentale, pour beaucoup ce n’est qu’une “excuse” alors que c’est un sujet qui a aussi toute son importance.

Allah nous éprouvent disent-iels. Soit. Se sacrifier mène vers la piété. D’accord. Mais à quel prix ? Peut-être qu’il serait temps de s’adapter avec les connaissances que nous avons pu acquérir au cours du temps, et d’évoluer, en prenant en compte la dimension oppressive et politique qui est mêlée à nos traditions et spiritualités. Le validisme touche toutes les sphères sociales, les milieux religieux n’y échappent pas. Il faudrait également accepter que les choix de chacun-e ne concernent que les personnes qui les font, tant qu’ils ne nuisent rien ni personne, cela ne devrait pas être considéré comme un problème, mais comme quelque chose de normal. J’espère que les adelphes ont passé un bon Ramadan et qu’il n’a pas été trop compliqué pour celleux qui ont rencontré ce genre de situation. Dans mon cas, c’est un euphémisme de parler de soulagement, bien que je garde encore une certaine culpabilité que j’ai trop intériorisée.

Prenez soin de vous et à bientôt.