Comment la maltraitance m'a poussée à accepter les inégalités

[TW violences familiales, maltraitance, suicide, oppressions, mal-être]

Avant de commencer, petit contexte pour vous expliquer dans quel environnement j’ai grandi.

Née dans une famille conservatrice avec des idées très proches de l’extrême droite, j’ai côtoyé une famille proche où la violence verbale et physique étaient banalisées et justifiées par “l’éducation”. Le milieu familial est une micro société qui reproduit souvent les inégalités et les violences sociales de manière générale, ainsi que les injonctions. Dans le mien, il y avait en plus de tout cela une pression liée aux convictions religieuses dans lesquelles nous avons baigné (fréquemment utilisées pour nous manipuler).

Suite au divorce de mes parents, dont le mariage n’était autre qu’une succession de violences conjugales, notre mère a redoublé de violences physiques dans son attitude en plus de se retrouver dans une situation compliquée (élever trois enfants seule et veiller à les vêtir, nourrir, soigner, gérer les problèmes financiers, etc). Elle criait tous les jours, nous insultait continuellement, nous dénigrait et avait pour habitude de nous dévaloriser en nous comparant de façon à nous monter les uns contre les autres.

Pas de considération sur les conséquences que cela pouvait avoir sur notre santé mentale ou physique, pas un seul regret exprimé, des menaces constantes quand on ne faisait pas quelque chose correctement ou qu’on ne répondait pas présent immédiatement lorsque nous étions demandés, des mensonges et de la manipulation. C’était malsain, et notre mère est très narcissique et est fermée à toute remise en question. Les parents auront toujours raison de leurs enfants, mythe encore trop répandu pour assoir leur pouvoir, légitimer celui-ci et normaliser les violences dont ils sont les auteurs.

Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais eu de manifestation d’affection, au contraire, nous avons connu des moments de complicité et de joie. Seulement cela ne pouvait effacer le reste. Plus jeune, je n’avais pas le recul nécessaire pour comprendre tout ce qui arrivait ni de l’ampleur de tout cela.

En grandissant, j’ai fini par nourrir une colère immense contre ma famille. Mes parents, pour leur ignorance, leur mépris et les violences dont ils étaient auteurs (notre père ne nous a jamais violenté physiquement, mais n’a pas signalé les maltraitances ou fait quoi que ce soit pour vraiment nous aider alors que l’on souffrait et a surtout tenu des propos machistes…). Ma fratrie, qui a accepté la situation, l’ainé savait en murissant, mais n’a pas jugé tout cela trop grave, le benjamin a choisi, pour survivre, de devenir violent à son tour à cause de la compétition malsaine que notre mère avait mise en place et perpétué. L’entourage proche parce que personne n’a rien dit ou n’a réellement agi.

On a estimé que mes réactions étaient juste la manifestation de quelqu’un de trop sensible. Certes, je suis hyperémotive. Néanmoins, cela ne changeait pas le fait que connaître des épisodes dépressifs successifs c’était aussi un signe que quelque chose n’allait pas dans cette famille. J’en souffrais d’autant plus pour ma part, car je sentais que ce n’était pas normal, mais j’étais aussi très seule et vulnérable. Comment s’opposer à des personnes violentes quand toustes acceptaient de tels comportements ? J’étais aussi tiraillée entre l’espoir que le dialogue allait changer quelque chose, qu’iels évoluent parce que les confronter était beaucoup trop terrifiant, et la douleur profonde de les détester qui m’obligeait à essayer de trouver une issue. La tête remplie de traumas qui me pourrissent la vie depuis toujours, malgré les soins, c’était suffisant. Je ne voulais pas mettre ma vie en danger. Du moins avant qu’on ne me pousse à bout. J’ai eu une enfance, mais elle a été accompagnée de coups. Je n’ai pas eu une vraie adolescence parce qu’on m’a interdit de construire ma propre vie et ma propre identité et j’ai été exploitée. Tous ces facteurs réunis ont été la source d’une grande souffrance qui m’a poussé à me plier face à cet “ordre des choses”, jusqu’à vouloir en finir définitivement.

Il a fallu que je prévienne la directrice de l’école primaire, que je sois couverte de marques, que j’implore certains profs de me protéger, que je fasse plusieurs tentatives de suicide pour que tout le monde se pose des questions. Cela n’a pas duré pour la plupart d’entre elleux, me rappelant que c’est péché de se suicider et qu’il faut avoir confiance en Allah au lieu d’en arriver là (comme si j’avais eu le choix, ce n’en était pas un). La charge mentale a doublé quand j’ai dû prendre soin de moi en cachette, sans quoi je n’aurai jamais eu de suivi psychologique et psychiatrique dont j’avais impérativement besoin et qui m’ont servi (j’ai eu beaucoup de chance, j’ai bien conscience que ce n’est pas le cas de tout le monde).

En quoi ce vécu m’a poussé à accepter les inégalités ?

C’est simple, cela tient en un mot : la survie. Vous n’êtes pas surpris-e-s, cela semble même couler de source après tout ce qui a été décrit plus haut dans cet article, alors plutôt que de conclure simplement, explicitons comment on en arrive là.

La peur : elle est un moteur qui nous pousse à adopter le comportement adéquat pour survivre, c’est une réaction normale. Face à un danger, il faut fuir, face à quelque chose de coupant, on évite de toucher pour ne pas se blesser. Vous voyez l’idée. Sauf que dans certains cas, elle peut nous pousser à ne rien faire par peur de provoquer une situation inconnue “une fois séparé-e de ma mère, que vais-je devenir ?”, par peur d’avoir fait quelque chose de moralement mal “dénoncer ma mère est-ce que cela ne va pas contre les valeurs que l’on m’a inculquées ?”, ou encore, de subir des représailles “que va-t-on me faire si le signalement échoue et que l’on apprend que c’est moi qui l’ai initié ?”. Dans un climat dans lequel la peur de subir davantage de violences est très présente, on n’ose pas agir soi-même ou demander de l’aide. D’où l’importance d’avoir un entourage qui soit à l’écoute pour signaler et trouver des solutions pour sortir les victimes de la situation et de prendre soin d’elles selon leurs besoins.

Même en ayant conscience des inégalités qui touchent notre quotidien, la peur, les traumas, les troubles qui peuvent être liés à des conditions difficiles, font que l’on s’inquiète en permanence pour sa survie. On développe des craintes irrationnelles, on devient la proie de l’hypervigilance, la manipulation bien que visible peut tout de même nous atteindre parce qu’iels savent que la peur est un moteur pour contrôler une personne et toute sa vie. Avoir peur, cela signifie également répondre à des règles, des exigences, des attentes qui nécessitent de gérer une charge mentale lourde (et à un certain âge, en plus d’autres facteurs, c’est déjà trop). Dans ces conditions, cela peut nous empêcher de réfléchir et de comprendre beaucoup de sujets. Dont des sujets qui nous touchent et qui, en les étudiant, en se renseignant dessus, pourraient nous permettre de nous émanciper, s’épanouir et de faire des choix conscients. Reprendre sa propre vie. En plus de cela, quand l’entourage ne peut nous aider à prendre le recul nécessaire pour s’émanciper de ces liens toxiques et dangereux, on peut galérer longtemps pour sortir de tout ça. Et encore, il faut en avoir l’énergie. C’est un combat permanent.

L’épuisement : Je parle de charge mentale, mais vous imaginez bien que cela veut dire qu’il faut donc mobiliser beaucoup d’énergie pour la gérer et la tenir. Pour vous donner une idée, je devais par exemple apprendre des heures de transports en commun par cœur parce que ma mère me harcelait tout le temps pour savoir où j’étais à la sortie des cours. Il fallait que je sois crédible dans mes mensonges si je voulais avoir une vie en dehors de la maison. J’avais fait des recherches pour inventer des activités scolaires, inventé des ami-e-s, emprunté des chemins où j’étais sûre de ne jamais rencontrer des voisins (qui souvent tenaient ma mère informée de mes faits et gestes, parce que des jeunes filles, notamment musulmanes, doivent bien se tenir et si on connaît les parents, il faut les prévenir). Sans parler de toutes les autres choses que je devais gérer (des agresseurs qui rôdaient autour de mon quartier, le racisme, le sexisme, le harcèlement à l’école, le validisme sur lequel j’ai fermé les yeux tellement cela faisait trop…). Ces éléments sont une infime partie de tout ce à quoi je devais penser pour survivre, mon cerveau était surchargé en permanence, et je devais, en plus de tout ça, avoir de bonnes notes de peur d’être agressée à la maison.

L’isolement : Je ne pouvais pas me socialiser aisément, “désolée, je ne peux pas, ma mère ne voudra pas”. C’était souvent le genre de phrase que je devais dire pour refuser des sorties, des soirées et autres évènements auxquels je rêvais de participer (quand ce n’était pas lié à ma fatigue constante doublée d’une fatigue physique chronique). Je ne pouvais pas avoir de relation amoureuse sereinement, pas entretenir d’amitiés avec des garçons sans que ma mère enquête sur eux avec des interrogatoires quotidiens. Je ne pouvais pas avoir de moment pour moi sans qu’elle soit au courant durant une longue période, et pendant la primaire, le collège et le lycée, j’ai été privée de tant de moment. J’ai été accusée d’avoir inventé une invitation à un anniversaire, donnée par une voisine, et on m’a interdit de la fréquenter avec des excuses bidons pour des raisons négrophobes. J’ai tellement d’anecdotes qui expliquent pourquoi on a fini par ne plus trop m’inviter et comment des amitiés ont fini par s’estomper avec le temps parce que le climat à la maison n’avait pas changé alors que je m’approchais de l’âge adulte. J’ai fini par me sentir très seule jusqu’à mon arrivée à la fac où certaines choses ont changé. Mais n’ayant jamais été suivi psychologiquement, j’ai construit des relations sans savoir comment gérer mes traumas. Ne pas comprendre ses traumas et ne pas réussir à gérer l’anxiété, la dépression et les autres troubles qu’ils ont généré ont fait que de moi-même je me suis parfois écarté des groupes, ne me sentant pas à ma place.

Mon identité de personne racisée faisait que dans un milieu très blanc, surtout en fac où on commence à compter le nombre de racisé-e-s dans l’amphi ou la promo, alors que j’ai grandi dans un quartier avec des personnes “comme moi” est un des facteurs de cet isolement aussi. Des personnes de mon entourage amical proche de confiance n’ont pas été d’une grande aide parfois “mais c’est facile il te suffit de dire non”. C’est le genre de phrase que je ne supporte plus aujourd’hui, parce que ça minimise l’impact que les violences ont sur une personne en plus du fait que j’étais entourée parfois de personnes blanches qui pleuraient mon sort sans vraiment m’aider à trouver des solutions, à part me dire “beh quitte le foyer familial”. Si c’était si simple, je n’aurais pas attendu mes 25 ans. Après, heureusement j’avais aussi de bon-ne-s allié-e-s qui m’ont permis de découvrir d’autres choses et d’autres milieux, ce qui a participé à mon épanouissement et à la prise de conscience des combats sociaux.

Puis est venue la crise identitaire autour de mon genre et de mes attirances sexuelles et romantiques. Beaucoup de questionnements qui m’ont finalement guidée vers des gens et des communautés où j’ai appris des choses, bien que cela m’a aussi éloigné de mes racines auxquelles je me sentais attachées et ce même si elles me rappelaient parfois les violences que j’ai subies.

Pour résumer

Une personne ne peut pas prendre conscience des inégalités, lutter ou s’émanciper quand elle a peur en permanence pour sa vie, celle de ses proches, quand sa santé physique et mentale sont mises à mal au point de ne penser qu’à une chose : “vivre” autant que possible et dormir. Avec un épuisement constant parce que cela demande beaucoup de ressources de “gérer” tout ça et quand on est isolé-e-s parce que peu de personne peuvent vraiment agir soit parce qu’on a trop peur des représailles soit parce qu’on ne peut vraiment rien faire dans cette situation : on se sent piégé-e. Ce n’est pas une question de courage ou de volonté. J’ai commencé à m’intéresser vraiment aux luttes que parce qu’on m’en a parlé. J’ai commencé à participer aux luttes que parce qu’on m’a accompagnée. Avant ça je ne pensais qu’à une chose : avoir un travail pour partir et prendre soin de moi. Donc les allié-e-s, vos efforts seront toujours les bienvenus, votre rôle n’est pas de prouver que vous faites “bien” les choses mais de partager les privilèges dont vous avez bénéficié (le savoir, les outils etc), dans le cas où lutter pour vos camarades vous tient à coeur.

La lecture a dû être laborieuse, j’espère que cela vous aura éclairé sur ce sujet un peu spécifique. Je parle quand même d’une condition particulière parce qu’étant racisée et musulmane c’est vrai que ça ne parlera pas à tout le monde, et je pars aussi de mon point de vue en racontant mon vécu. Mais je sais que certaines personnes se reconnaîtront dans certains de mes mots. J’espère, si vous vivez encore dans ce genre d’environnement, que vous sortirez vite de tout cela et je vous adresse tout mon soutien. Si vous n’avez pas la force de chercher des solutions tournez-vous vers des gens qui peuvent vous accompagner pour voir s’il y a des associations, des démarches administratives ou autres pour vous aider.

Prenez soin de vous un maximum et à bientôt.