Rivalité sororale et patriarcat.

[TW - Violences, maltraitance, pression familiale]

Je ne sais pas si tu as des frères et sœurs, en tout cas si tu en as peut-être que mon expérience te parlera. Pour te présenter assez courtement la situation : je suis née dans une famille avec trois enfants, je suis le deuxième. Géniteurices traditionalistes avec des idées bien conservatrices, génitrice tyrannique, pas de super bases pour construire des relations saines comme tu peux le constater. Cela n’a pas loupé.

Avoir une génitrice stricte pas à l’écoute, qui a vécu une enfance violente, très exigeante et traditionaliste elle-même, a créé des tensions au sein des relations sororales que j’ai pu tisser. Quand on est assigné.e femme, on a tendance à avoir davantage de pression dans ma famille (comme dans beaucoup d’autres même si les mentalités évoluent doucement), due notamment aux normes et injonctions sociales suivant le modèle des rôles de genre qui découle du patriarcat. On porte donc plusieurs responsabilités depuis la jeunesse et l’âge sera important : faire le ménage, savoir faire la cuisine, (bien) travailler à l’école, avoir une bonne réputation, parler correctement, servir sa famille jusqu’à en fonder une (on nous répète sans cesse que pour quitter le foyer familial, le mariage est un passage obligé), avoir une apparence qui correspond aux normes imposées tout en suivant une certaine modernité.

Ma génitrice, ayant vécu dans la violence lors de son éducation, a fait usage de celle-ci pour en faire de même. Ce qui a créé de la crainte, du manque de confiance (en soi également), de la déception, et ce, de nombreuses fois (liste non exhaustive). Cette violence, à la fois physique, psychologique et verbale, a façonné le terrain qui a fissuré les relations sororales au sein de notre famille. Même si l’entraide a déjà été présent, elle s’est dissipée, avec une sœur en particulier. Il faut savoir que la plus jeune d’entre nous est née lorsque la famille traversait une sorte de transition : l’environnement était devenu un peu moins strict, mais la pression des responsabilités pesaient énormément encore sur l’aînée et moi-même. Lorsque nous nous sommes rendu.e.s compte que la plus jeune avait moins de tâches, nous avons nous-mêmes fait preuve de violence. “Pourquoi fait-elle moins que nous ?” demandait-on de manière presque légitime, car on nous présentait en permanence la situation comme équitable, sans “favoritisme”. Comme si les enfants, adolescent.e.s, ne pouvaient pas remarquer les détails, sans compter la malhonnêteté de la génitrice qui vivait (et vit encore) dans le déni, préférant croire quelle appliquait des valeurs “justes” selon elle.

Des responsabilités distribuées de manière inéquitable, dans un contexte où il n’y a pas d’écoute, où la violence est le quotidien. Il ne manquait plus qu’une chose (en plus de tous les autres facteurs) pour fissurer encore plus ces relations : la rivalité. Quoi de mieux pour pousser de jeunes personnes à entrer dans les normes sociales qu’en les comparant à d’autres personnes ? Et mieux, en les comparant à des personnes proches comme les frères ou les sœurs ? Même si ce fut inconscient, ce climat de rivalité toxique s’est peu à peu installée, nous obligeant ainsi à nous plier pour avoir l’approbation de la famille pour ne plus subir certaines violences, pour se sentir valorisé.e, pour ne pas se faire exclure ou agresser. Aller dans le camp des agresseur.se.s pour se protéger (consciemment ou non), et trouver une place, celle que le patriarcat daigne donner aux femmes et personnes AFAB, pour ne pas subir (trop) de misogynie quand on défend nos libertés, pour ne pas être la cible d’attaques assassines lorsqu’on nous recrache les mêmes injonctions dégoulinant de sexisme, pour mieux écraser les personnes opposées parce qu’écraser les autres, ces gens qui revendiquent leurs droits, c’est rassurant, et ça prouve qu’on est pour La Sainte Norme.

Cette rivalité s’est construite en partie autour de comparaisons de supériorité. Donc une personne était toujours présentée comme supérieure et l’autre inférieure, ce qui est très violent. Cela veut dire qu’implicitement, on nous faisait comprendre quotidiennement que les gens ont une valeur et qu’elles se mesurent en fonction des attentes parentales et sociales. Et à un moment, j’ai été l’enfant supérieur. Je travaillais bien à l’école, je faisais tout ce qu’on me demandait, j’étais la “fille sage et intellectuelle” (peut-être qu’on me considère encore comme telle d’ailleurs, j’en suis écœurée). L’aînée n’a certes pas ressenti l’expérience de la même façon : elle reconnaissait mes “qualités” (appelons cela “actes de survie” parce que c’était soit les bonnes notes et le calme, soit les insultes et la ceinture) tout en étant persuadée d’être supérieure grâce à son statut et son parcours de fille aînée. La plus jeune en revanche a voulu faire ses preuves, et là la fissure est devenue un cratère au fil des années et n’est peut-être pas prêt de se refermer.

Je suis devenue sa rivale à force d’être comparé.e, et même si j’avais compris au bout d’un moment que la situation n’était pas normale, que je tentais tant bien que mal de construire une vraie relation sororale avec elle, la rivalité a rattrapé ces efforts. Sans parler du fait que j’ai dû lui accorder moins d’attention à un moment pour réparer tout cela à cause du contexte au collège et l’aînée avait d’énormes problèmes au sein de la famille, ce qui faisait qu’elle a fini par rejeter les activités communes. De ce sentiment d’abandon, donc ressenti par la plus jeune, est né le besoin de se raccrocher à la seule chose qui était valorisée à la maison : les attentes et injonctions. Dans notre famille, les études sont certes très valorisées, en revanche il y a une chose encore plus valorisée : le mariage et les traditions (notamment religieuses). Ainsi, la plus jeune sœur a pris comme modèle des idées conservatrices pendant que je tentais de survivre et que l’aînée cherchait à trouver un moyen de partir.

Entre l’épuisement qu’a généré l’environnement familial toxique, car très à cheval sur les normes et injonctions, les violences vécues à la maison et pendant la scolarité, la charge mentale plus que lourde à de jeunes âges, le manque de liberté, de bonheur et d’intimité (car famille très intrusive et les femmes, en tout cas dans ma famille, n’ont pas vraiment droit à l’intimité parce que les parents sont propriétaires, c’est atroce de l’écrire, mais c’est leur vision de la famille), le contrôle constant sur nos corps et les comparaisons à répétition et j’en passe…

Tous ces éléments reliés les uns aux autres montrent que le patriarcat détruit toute forme de terrain propice à la solidarité, à la sororité, surtout dans ce genre de situation. Ma génitrice est donc le maillon d’une longue chaîne qui, malgré tout, a pu se briser. Nous n’avons pas vécu à la même époque, cela joue aussi beaucoup, pour autant, les conséquences sont là. Cette jeune sœur qui ne lit notre relation qu’à travers le prisme d’une rivalité violente n’aspire qu’à dépasser cette valeur que l’on m’a assignée contre mon gré. Et chaque fois qu’elle en a l’occasion, pour n’importe quel sujet, n’importe quelle situation, elle rappelle ses réussites et dévalorise les miennes, compare sans cesse nos victoires pour se rassurer, en glissant parfois des insultes grossophobes, misogynes, car entrer dans les normes physiques c’est important (non.). Et chaque fois que notre génitrice lui fait des reproches, la rabaisse en faisait des comparaisons de supériorité en me montrant comme un modèle qu’il faut suivre (alors que je n’ai rien demandé et que c’est dégueulasse de faire ça), elle cherchera, par une violence répondante, que non, elle ne vaut pas moins, mais plus. Qu’elle a peut-être pas mes qualités, mais qu’elle en a de meilleures. Qu’elle n’a peut-être pas fait des études longues, mais qu’elle, “au moins”, va respecter les traditions familiales et religieuses. La remise en question et la réflexion ont été mis au placard et seules les idées conservatrices sont dignes d’être une ligne directrice, car c’est devenu son seul moyen de prouver sa valeur.

C’est juste désolant. Désolant de l’écrire, de le voir, de s’apercevoir de la violence que c’est. Pas merci au patriarcat. Certes, les personnes qui ont fait preuve de violence sont pas moins coupables à cause des biais. Mais c’est une preuve de plus que les idées ne devraient pas être sous-estimées. Elles animent les personnes qui les défendent, parfois très fermement.

Si tu as vécu toutes ces choses, que tu le vis encore, avec ton consentement, j’aurais aimé te faire un câlin. Parce que peut-être que comme moi tu regrettes cette relation qui n’a jamais vu le jour à cause de toute cette violence, et que ce câlin tu aurais voulu le faire avec cette personne avec qui, autrefois, tu partageais tant de choses. Peut-être que toi aussi tu as eu le sentiment de ne pas vivre dans une famille et que tu aurais aimé en avoir une vraie. Je t’envoie tout mon soutien et je sais ce que tu ressens. Je suis désolée que tu aies toi aussi vécu ça, tu n’es pas seul.e, et si un jour tu veux qu’on en parle ensemble (parce que ça peut soulager de papoter avec des personnes qui partagent la même expérience) je répondrai présente.

Pour les personnes qui ont vécu la même chose que ma jeune sœur, plein de soutien à vous aussi. Être comparé.e tout le temps depuis longtemps, ça laisse des cicatrices pesantes et une pression parfois encore plus lourde qu’elle ne l’était, car on a envie de se battre pour prouver, pour montrer quelque chose alors que des gens vous aiment pour qui vous êtes. Je n’imagine pas la souffrance que certaines personnes ont pu ressentir, mais j’ai vu que ça pouvait faire très très mal. Je vous souhaite beaucoup de bonheur.

J’espère que cette lecture n’a pas été trop lourde, ça a été un peu dur de marquer tout ça pour moi, même si dans un sens ça soulage.

Je te souhaite une belle continuation, prend soin de toi et à bientôt.