En interrogeant les mécanismes à l’œuvre dans un univers du web porté par l’économie de l’attention, il apparaît que les questions techniques, de la conception à la gestions des outils, sont des sujets fondamentalement politiques. L’attention comme objet de valorisation économique peut être aisément dissimulé sous le voile d’une économie collaborative, sans tenir compte des risques encourus par les utilisateurs. Nos biais cognitifs dessinent les liens de nos habitudes jusqu’à les transformer en chaînes sans qu’on ne puisse s’aperçevoir d’une quelconque manipulation. Face à ces pratiques, les discours et les activités générés par certaines structures professionnelles de designers, architectes, web designers peuvent mettre en lumière les artifices qui captent nos regards. Toutefois, force est de constater que ces pratiques perdurent face aux impératifs économiques des entreprises et à l’attrait social d’une application ou au sentiment d’exclusion que pourrait générer l’abandon de telle ou telle pratique numérique. En ce sens, le pacte tacite ou formalisé avec l’internaute est biaisé et souvent rompu car la richesse attentionnelle produite est mal et peu redistribuée lorsqu’elle fait l’objet du redistribution.
Comprise comme champ d’exploration d’un capitalisme tardif, l’économie de l’attention contemporaine est rentrée en rupture avec les différents régimes d’attention. La production massive de contenu audiovisuel, puis la production massive de contenu web sans cesse renouvelée par de nouvelles technologies nous a conduit à une hyperstimulation sensorielle (majoritairement visuelle, tactile et audio) inédite. Dans cette hyperstimulation, le sujet numérique peut se trouver en souffrance, désarmé face à des objets dont il n’est pas maître et dont les producteurs ne veulent pas qu’il le devienne. En ce sens, le design éthique des interfaces est une solution possible pour retrouver une forme de souveraineté attentionnelle et pour devenir soi-même créateur, bidouilleur, en bref, « hacker ».
L’attention comme sujet politique nous amène à considérer les risques psycho-sociaux comme le burn-out ou le cyberharcèlement depuis un angle complémentaire : celui de la conception des interfaces. Comme nous l’avons vu, la conception des interfaces auxquelles nous faisons face quotidiennement a un rôle prédominant sur nos comportements. Détaillant les passions, les comportements et parfois conduites addictogènes, l’économie de l’attention entraîne avec elle une question écologique qui s’étend sur plusieurs champs. D’abord, l’écologie attentionnelle individuelle propre à chacun dont la mesure peut être effectuée à l’aide de la psychologie cognitive et d’une sociologie des pratiques. Ensuite, l’écologie attentionnelle collective qui interroge nos relations aux autres par le prisme des technologies de l’information et de la communication révèle un champ de réflexion qui peut nourrir l’anthropologie et la réflexion critique. Enfin, l’écologie de l’attention entendue comme un système économique fondé sur des ressources environnementales, nous interroge sur la soutenabilité physique et matérielle des régimes attentionnels numériques contemporains pris dans une économie de marché.
L’étendue de ces thématiques fait de l’attention un sujet pluridisciplinaire par excellence. Des sciences sociales aux sciences environnementales, de l’expertise professionnelle et scientifique à l’expertise des praticiens quotidiens, la transformation de l’économie de l’attention vers l’écologie de l’attention telle que le défend Y. Citton traduit une prise de conscience et une interrogation sur la soutenabilité des pratiques attentionnelles contemporaines. En recherchant les traces de ce qui pourrait conduire à une prise en compte de la qualité attentionnelle plus que de la quantité attentionnelle sur les plateformes web, il semble que les autorités de régulation et les organisations associatives ont un coup d’avance face aux entreprises du secteurs qui restent à l’état de niche et d’hyper-spécialisation sans attirer de couverture médiatique. Le monde du web et les différents acteurs qui le compose définissent encore la valorisation de leurs interfaces depuis des métriques attentionnelles. Voir le nombre de vues, le taux de rebond d’une publication, ou le nombre de visiteurs uniques pour mesurer l’impact économique des interfaces et la valeur à apporter à une entreprise ne peut être qualifié de grille d’analyse pérenne. Il s’agit au mieux d’un inventaire de comportements. L’évolution de ces mesures quantitatives vers des mesures qualitatives de l’attention pourrait conduire à l’établissement d’une grille de mesure alliant la quantité et la qualité des comportements, définissant alors une métrétique relative de l’attention (propre à chaque culture) pour prévenir les risques multifactoriels de nos pratiques en ligne. Des questions propres aux champs de réflexion sur la « société de l’information et de la communication » à l’évolution du capitalisme attentionnel, des thématiques de santé publique jusqu’à l’écologie, les mesures de l’attention définissent un champ d’investigation politique large dont l’éthique, comme sujet politique et philosophique, ne pourrait faire l’économie. Un sujet d'une importance cruciale qui, à défaut d'être prise main par les internautes et les utilisateurs - via un modèle de dialogue et d'échange décentralisé - sera accaparé par les géants qui nous malmènent.
"Governments of the Industrial World, you weary giants of flesh and steel, I come from Cyberspace, the new home of Mind. On behalf of the future, I ask you of the past to leave us alone. You are not welcome among us. You have no sovereignty where we gather."
John Perry Barlow, A Declaration of the Independence of Cyberspace, 1996
Retrouvez tous les livres et articles précédemment cités sur ces 10 publications ici :
- S. Achab, et D. Zullino. L’ère numérique, une époque de mutations pour la médecine des addictions, Psychotropes, vol. 23, no. 3, 2017
- W. Benjamin, L’œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Gallimard, Paris, 2007.
- F. Berthoud. Numérique et écologie, Annales des Mines - Responsabilité et environnement, vol. 87, no. 3, 2017.
- P. Breton. L’Utopie de la communication : Le mythe du village planétaire. La Découverte, Paris, 1992.
- Y. Citton Pour une écologie de l’attention, Paris, Éditions du Seuil, 2014.
- Y. Citton. L'Économie De l'Attention: Nouvel Horizon Du Capitalisme ? La Découverte, Paris, 2014.
- M. Erlhoff, T. Marshal (dir.), Design Dictionary, Basel, Boston, Berlin, Birkhäuser, 2008.
- C. Fluckiger, Blogs et réseaux sociaux: outils de la construction identitaire adolescente ?, Diversité, n°162, 2010.
- B.J. Fogg, Persuasive technology. Using computers to change what we think and do. Morgan Kaufman Publishers, 2003.
- B.J. Fogg, C. Soohoo, D.R. Danielson, L. Marable, J. Stanford, E.R. Tauber, How do users evaluate the credibility of websites ? A study with over 2 500 participants. Proc. DUX’03, 2003.
- F. Guattari, Les trois écologies, Galilée, Paris, 1989.
- B. Heilbrun, Le marketing à l’épreuve du design, in F. Flamand (dir.), 2006.
- F. Jauréguiberry. La déconnexion aux technologies de communication, Réseaux, vol. 186, no. 4, 2014.
- J.A. Kientz, E.K. Choe, J. Mundt, Heuristic evaluation of persuasive health technology, Proc. IHI’10, 2010.
- C. Lallemand, G. Gronier, et A. Robillard-Bastien. Méthodes De Design UX : 30 Méthodes Fondamentales Pour Concevoir Et Évaluer Les Systèmes Interactifs. Eyrolles, Paris, 2015.
- A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, édition MF, 2009.
- A. Némery, E. Brangier, S. Kopp. Proposition d’une grille de critères d’analyse ergonomiques des formes de persuasion interactive. Proc. IHM 2010.
- F. Turner, et al. Aux Sources De l'Utopie Numérique : De La Contre-Culture à La Cyberculture Stewart Brand, Un Homme d'Influence. C&F éditions, Caen, 2012.
- T. Venin. Techniques de l’information et de la communication et risques psychosociaux sur le poste de travail tertiaire, sous la direction de Franis Jauréguiberry. Soutenue le 11.12.2013 à Pau dans le cadre de l’École doctorale sciences sociales et humanités.
- S. Vial, Le design. Presses Universitaires de France, 2017.
- T. Wu, The Attention Merchants : The Epic Struggle to Get Inside our Heads. TES Global Limited, London, 2018.
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