Annie Ernaux et les signes des temps numériques

NOTES DE LECTURES - "Les années" Annie Ernaux Editions Gallimard Collection Folio 2008

“Sur Internet il suffisait d’inscrire un mot clé pour voir déferler des milliers de “sites”, livrant en désordre des bouts de phrases et des bribes de textes qui nous aspiraient vers d’autres dans un jeu de piste excitant, une trouvaille relancée à l’infini de ce que l’on ne cherchait pas. Il semblait qu’on pouvait s’emparer de la totalité des connaissances, entrer dans la multiplicité des points de vue jetés sur les blogs dans une langue neuve et brutale. Le grand désir de puissance et d’impunité s’accomplissait. […] Internet opérait l’éblouissante transformation du monde en discours.“ p.233-234

J’ai grandi dans les médias comme on grandi dans les choux. Des vinyles de mes parents au MP3, j’ai tout connu à chaque étape de ma vie. J’ai poussé avec le web, à 14 ans en pleine crise de croissance les connexions 56k ont débarqué. Des caméscopes au webcams, de la téléréalité aux smartphones, dans le monde que j’ai connu des yeux ont fleuri partout. Cette relation particulière avec les médias et leurs objets, c’est l’histoire d’une génération, il y a matière à écrire.

Internet nous a permis un accès total et sans limite à la culture et puis nous sommes devenus des passeurs de liens compulsifs. Comme ici, comme ailleurs. Voici un livre que j’ai lu. Je vous le conseille vivement. Chacun donne son avis , les voix d’autorités se repositionnent. Un humain, une page web, après la révolution de la lecture, l’imprimerie, voici celle de l’écriture.

“On était dans un présent infini. On n’arrêtait pas de vouloir le “sauvegarder” en frénésie de photos et de films visibles sur-le-champ. Des centaines d’images dispersées aux quatre coins des amitiés, dans un nouvel usage social, transférées et archivées dans des dossiers - qu’on ouvrait rarement - sur l’ordinateur. Ce qui comptait, c’était la prise, l’existence captée et doublée, enregistrée à mesure qu’on la vivait, des cerisiers en fleur, une chambre à l’hôtel de Strasbourg, un bébé juste né. Lieux, rencontres scènes, objets, c’était la conversation totale de la vie. Avec le numérique on épuisait la réalité.“ p.233-234

Écrire, faire de la littérature, raconter une histoire, donner un point de vue, c’est dire quelque chose de la littérature elle-même. Tout comme faire un bon film, c’est dire quelque chose du cinéma et du monde dans lequel on vit.

“Et c’est avec les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante, capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective.” p.56

“Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularité des vies sauf peut-être dans le dégoût et la fatigue qui font penser secrètement “rien ne changera donc jamais” à des milliers d’individus en même temps.“ p.77

Décrire des photos en noir et blanc, parler en hors-champs des différentes époques qui passent, retrouver autour de soi les signes qui nous constituent sans rien dire de soi. C’est dans l’étude des signes du temps, une sémiologie des usages collectifs qu’Annie Ernaux invente son langage. C’est l’autobiographie dans sa forme la plus renouvelée, impersonnelle et sensible.

Avec les années vient la couleur, les films, la télé, les webcams et… Internet, le Web, les blogs, les moteurs de recherches, les forums, les chats IRC, les médias sociaux…

Existe-t-il un autre livre qui décrit avec une telle acuité clinique l’impact du numérique sur notre intimité et notre quotidien en quelques paragraphes ? Existe-t-il une meilleure description de ce qui se joue dans le secret de nos consciences quand nous plongeons dans l’océan du web ? Ce ne sont pas des questions.

Yann’rel La,trame