S'ouvrir le corps, ouvrir les veines de la ville.

BÉDÉPHILIE - Plongée dans les entrailles de Marseille sous les traits de Caroline Sury.

Les rues de la Belle de Mai me sont familières. Croyez-moi, écrire ces quelques mots est une petite victoire et c’est un peu grâce à Caroline Sury. Car Marseille n’est pas une ville qui s’offre facilement au premier venu. Loin de la Corniche Kennedy, des plages du Prado et toutes ces images de carte postales c’est un autre monde qui vous surprend.

J’y habite depuis quelques années et pourtant je m’y sens encore un peu étranger. Il faut prendre ses repères, s’épuiser les pattes sur le béton viril pour dire et se dire : je connais cette rue, je connais ce quartier ; j’avais des habitudes las-bas, tout ce minuscule qui fait le quotidien. Des lieux, des places, des magasins qui tremblent au passage des gens.

À Marseille, il n’y a pas de normal, avoir une gueule de “normal” éveille les soupçons et on se voit cataloguer comme “pas d’ici” ou pire comme touriste. Les gueules de normal ont le stylisme TF1, les vêtements à la mode, les habitudes à la mode, les pensées à la mode.

Il y a les belles gueules des quartiers sud, les corps bronzés avant l’été, chemises blanches en coton, lotissement privées, entrée au cercle, magasin rue de Paradis. Et tout autour, les gueules cassés, celles qui évitent le soleil car elles en connaissent le coût.

Là où les poubelles dégueulent, il faut slalomer entre les crottes de chiens. Sous sa crasse, la rue d’Aubagne pisse encore du sang. Au bistrot les ex-taulard côtoient les poivrots. Sur les boulevards le bruit est incessant : le vrombissement des motos, les sirènes des pompiers déchirent l’air. L’agitation perpétuelle, les mères essayent de tenir leurs gamins. Les dealers et les camés qu’on repère à cent mètres. Les trentenaires paumés-friqués qui s’égarent.

La ville telle qu’elle est

Des détails, des histoires que l’on retrouve partout dans le travail de Caroline Sury. Il est rare et réjouissant de lire une autrice qui immerge ses histoires dans le flot quotidien d’une ville.

Âpre, bruyante, peu clémente avec les faibles, c’est ainsi que Marseille est présentée. Très près de la vie, très près de la votre. Attention ! Sous le tunnel du boulevard National puis au Discount de Plombières, ça va secouer ! Arrivée à la Belle de Mai, vous n’en sortirez pas indemne.

Les bus se frayent un chemin entre les voitures mal garées. La conduite de pachydermes motorisés dans l’étroitesse des rues de ce quartier relève du sport. Devant une banque une mère essaye de négocier un découvert supplémentaire. Place Cadenat, un clando trafique des chiens perdus. Une vieille a besoin d’aide, elle souffre du syndrome de Diogène. À coup d’affichette, on ne compte plus les animaux domestiques perdus.

À la Poste, à la boulangerie, au Carrouf, la queue est interminable, chacun cherche son chat, c’est la débrouille, on s’arrange avec l’autre. Les Marseillais se parlent et se regardent. C’est même comme ça qu’on reconnaît les vrais. Vrais tchateurs contre les mauvais présages. Dans la promiscuité des lieux publics fermente une sociabilité particulière.

De la bonne littérature

Cette foule de détails, ces morceaux de vie d’une ville bien vivante sont dans les cases de Caroline Sury. Ni à côté, ni en arrière plan, pas même comme des éléments de contexte, ils sont là avec les histoires.

Caroline Sury nous offre des images enchantées de la souffrance. Les siennes et celles provoquées par l’environnement urbain.

Corps cassé parmi les corps cassés (Cou tordu). Les difficiles conditions d’une femme artiste dans un milieu artistique très masculin (art brut/hardcore) avec un polichinelle dans le tiroir en sus.(Bébé 2000). Un drôle d’amant se révèle harceleur et psychopathe (Un matin avec Mlle Latarte). Le tout bien rythmés en chapitres : aller-retours vers les rêves, les amis comme ressources ou coupures avec des motifs.

J’aime lire des bandes dessinées surtout quand c’est de la bonne littérature. Autobiographie ? Autofiction ? On s’en fout. Ce qui compte c’est le style et la personnalité et j’aime découvrir la personnalité de quelqu’un dans ses traits. C’est expressif, ça explose, les lignes des corps, les rêves, les bâtiments, tout bouge à la force d’un cri.

Pas étonnant que Caroline Sury soit co-fondatrice du collectif “Le Dernier Cri” qui est installé depuis belles lurettes à la Friche de la Belle de Mai. Je connais le quartier pour y avoir vécu au moins deux ans. Le plaisir vient de là : Place Leverrier, Cours Joseph Thierry, Rue Isoard, Boulevard Camille Flammarion, La Plaine, Piscine Saint-Charles, Caroline Sury fait vivre les lieux à hauteur humaine dans leurs quotidiennetés. Comme je les ai vu, comme je les ai vécu. En lisant les livres de Caroline Sury, je me suis senti un peu plus chez moi. Moi et ma gueule de “normal” qui ne vient pas d’ici.

Yann’rel La,trame

Addendum : Si vous habitez Paris vous pouvez vous procurer “Un Matin avec Mlle Latarte” à la librairie Le Monte en l’Air à Ménilmontant. La librairie fait aussi maison d’édition.