Pendant des années, j'ai pointé combien Amazon est partout (même derrière ton Netflix), que WhatsFacebooStagram peut te manipuler (jusqu'à ton élection), et que si Google est ton ami, il est franchement creepy as fuck... Et pendant des années, la réponse que j'ai reçue (avec toutes mes potes libristes), c'est : « non mais moi, je n'ai rien à cacher. »
C'est devenu un cliché dans le milieu des libristes. Je me souviens de réunions entre militant·es où on échangeait les recettes : « et toi, tu réponds avec quels arguments ? ». Il y a des sites web entiers dédiés à répondre au fameux je n'ai rien à cacher. Bon sang, y'a même une page wikipédia dédiée à l'argument !
Bravo, tu n'es pas un terro-pédo-nazi
Non parce qu'en vrai, pourquoi est-ce qu'on me répond renacaché quand je dis « Internet te regarde, et il prend des notes sur toi » ? Qu'est-ce qu'on me dit ? Est-ce qu'on me dit réellement qu'on a rien à cacher ?
Non : la plupart des personnes avec qui j'ai eu cette discussion verrouillent leur smartphone pour pas qu'on écrive une connerie sur leur mur Facebook pendant qu'elles vont pisser, ferment la porte de leurs toilettes, et ne graffitient pas le code de leur CB sur les murs des chiottes.
J'ai en face de moi des êtres humains, intelligentes, lucides, qui savent bien qu'ils ont une sphère privée, qu'elles ont des secrets, et qu'il faut préserver ses mots de passe ! Allez c'était soldes au rayon clichetons : si t'es de gauche t'as forcément un peu de marie-jeanne à cacher, et si t'es de droite, disons une défiscalisation pas très nette... Non ? (pour les deux twittas et les trois redditeurs qui, triggered, préparent leur comm rageur : CECI ÉTAIT UNE MAUVAISE BLAAAAA-GEUH !)
Mais je m'égare. Non parce que si j'arrête d'écouter mon besoin de te dire que notre Internet va mal et que j'écoute ta réponse en prenant en compte ton intelligence : qu'est-ce que tu dis derrière ce « je n'ai rien à cacher » ? Tu me dis que tu ne fais rien de mal. Que tu n'es ni le vilain hacker-à-capuche, ni la terroriste-fanatique, ni le néo-nazi, ni la pédophile-bave-aux-lèvres dont les clichés nous envahissent la tête façon Instagram.
Militer, c'est déranger
Et pourquoi tu me réponds ça, alors que moi, de mon côté, je n'ai jamais imaginé que tu sois une mauvaise personne ? (vilain ! vilain humain !) Alors OK, je viens de militer auprès de toi. Je viens de t'expliquer que ton image du monde est faussée, (tu n'es pas le bon z'humain !) et je veux t'expliquer ce que tu devrais savoir et ce que tu devrais faire pour qu'on s'en sorte. (je sais mieux que toi le humain que tu devrais être !)
OK, dit comme ça, j'ai l'air d'un bon gros salaud, et on est encore dans la caricature. Sauf qu'il y a une chose dont je ne peux me défaire : je suis un militant. Je ne me satisfais pas du monde tel qu'il est, des injustices que je vois, et je cherche donc à le changer. Je cherche à changer l'ordre des choses, de ce qui est établi. Souvent, face à d'autres personnes cela induit une certaine dose de destruction (des illusions, par exemple).
Alors on peut essayer d'arrondir les angles et de faire passer le truc à coup de lubrifiant (ce n'est pas de la destruction, mais de la dé-cons-truc-tion), le fait est que militer, c'est proposer une violence à l'autre, a minima celle de la remise en question. Ça, c'est de mon côté. Quand je mets ma casquette de militant, mon besoin, mon envie, ma proposition dans l'échange est une remise en question.
Si on pensait un peu à toi, hein ? Tu sais ce qu'il se passe, dans ton esprit, quand on le remet en question ? Alors attention : je parle pas de la remisette en questionnounet de « la robe est-elle jaune ou bleue ? », hein. Je parle de la vraie explosion de cerveau, celle qui s'attaque aux croyances profondes, celle qui t’interroge sur ta sécurité, ton identité, ta vision du monde. La neuro-biologie nous apprend que tu réagis comme si tu étais agressée, comme si tu te trouvais face à un prédateur.
Il y a quelque chose entre nous...
Nos esprits sont (pour la plupart) à peu près foutus pareil dans ces cas-là : face à un prédateur, on grogne, on fuit, on esquive, on se retranche... Bref on lève des barricades pour se défendre. Moi qui voulais juste te dire que Google pue du cul, et qu'on pouvait construire ensemble autre chose qu'un Facebookternet, voilà que j'ai remis en question une croyance fondamentale en toi. Sérieux, tu sens pas le roquet en toi se débattre, grogner et hurler quand tu lis la phrase :
Tes pratiques numériques sont malsaines, délétères, et ton intégrité n'y est pas assurée.
Même moi, qui suis salarié depuis plus de 4 ans pour travailler sur cette question (et donc qui sait combien c'est vrai), j'ai envie de me rebeller contre cette affirmation lorsque je la vois, comme ça, toute crue. Alors forcément que, lorsque je te démontre que ce que tu fais sur internet fait du mal à toi, aux autres et au monde, forcément que ton esprit me voit comme un prédateur !
Ton cerveau se sent acculé, agressé, alors il grogne (« Je n'ai rien à cacher. »), il fuit (« Non mais moi je suis pas importante ! »), il esquive (« OK je suis important dans la masse, mais moi, moi, ils s'en foutent ! ») et il se retranche (« De toutes façons je suis tracée à cause de ma carte bleue, alors foutu pour foutue... »). Ayé, te voilà protégée derrière ta barricade. Moi pauvre couillon, j'essaie de décoincer la porte sans voir qu'elle fait partie d'une immense construction qui est ton dernier refuge.
C'est con, hein, nous voilà des deux côtés d'une barricade que personne n'a vu venir. Toi, sur la défensive sans le vouloir, qui va tenir fermement à des idées auxquelles tu ne croirais pas autrement ; et moi, qui me retrouve bien seul alors que j'avais justement envie de t'inviter à imaginer un monde meilleur et à le faire ensemble.
Les barricades, ça fond sous les câlins
Je ne sais pas quelle est la bonne façon de militer. Je me méfierai d'avance et par principe de toute personne qui dit qu'elle sait. Franchement, sur ce coup : chacune son style, chacun se démerde.
Je dis que, pour moi, quand on a mes motivations (recherche d’efficacité dans le changement), mes envies (qui passent par le rire et la joie) et mes croyances (que l'éducation est la moins pire des méthodes de changement), les câlins, ça marche. Cela signifie faire passer l'écoute de mon interlocutrice avant mon besoin d'insuffler du changement.
Eh, merde : l'humain d'en face passe avant mes valeurs.
Ça a l'air simple, comme ça, mais ça demande beaucoup d'énergie, de patience, de soin. Je commence par dire que oui, c'est pas agréable de prendre conscience de tout cela. J'offre un temps pour qu'on parle de comment on se sent. J'ai toujours des alternatives concrètes et accessibles à proposer sous le coude, des petits trucs qu'on peut commencer à faire tout de suite et qui rassurent. J'en suis même venu à me taire, parfois. Si je vois que l'autre, en face, sortirait de notre échange avec uniquement les problèmes, et sans solution, je vais avoir tendance à fermer ma grande gueule et lui foutre la paix.
Le fait d'accepter que oui, ce que je propose est une violence, et que je peux accompagner cette violence de toute ma compassion, ça m'a fait gagner un temps fou. Je sais que ça semble inimaginable au Pouhiou que j'étais, celui pour qui il était urgent d'agir. Je crois que c'est justement dans les moments d'urgences qu'il faut encore plus prendre soin, car on est vite épuisé, et les enjeux sont plus haut.
J'ignore si c'est « mieux » ou pas, mais je sens que ça me convient mieux, à moi comme à celles et ceux avec qui j'échange. Au moins, aujourd'hui, quand je montre à quel point les géants du web nous exploitent, je ne réponds plus à aucun « je n'ai rien à cacher » ;) .
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