La Cocoricoop face à son absence de structure (2/2)

Comme la semaine dernière c'est Lucie qui s'y colle ! Bises, ludo.

Salut ! C’est reparti pour une analyse de la coopérative alimentaire autogérée de Villers-Cotterêts, la Cocoricoop, en regard des sept principes de Jo Freeman (voir les articles précédents pour plus de détails !). La semaine dernière, on a étudié comment fonctionne la délégation de l’autorité dans la coop, ainsi que la responsabilité des personnes à qui cette autorité est confiée, et enfin la distribution de l’autorité. En gros, il y a un idéal de réelle autogestion, que je comprends comme zéro autorité (ou autorité répartie également entre chacun et chacune), idéal qui se confronte aux exigences concrètes et administratives d’une structure comme celle-ci (qui a besoin d’une banque, par exemple). Il y a donc quelques « postes » de responsabilité confiés à des personnes ; mais ces délégations ne semblent pas, jusque là, mettre en péril le caractère collectif et « démocratique » du fonctionnement de la coop.

4. Rotation des postes

Selon Freeman, il est important de trouver un juste équilibre dans la rotation des postes entre les différentes personnes : trop peu de rotation, c’est le risque que les tâches confiées à des personnes soient perçues comme des propriétés de ces personnes, et donc qu’elles ne soient plus partagées par d’autres ; trop de rotation, c’est le risque que personne n’ait le temps de se saisir réellement des missions, d’apprendre à les réaliser correctement, etc. Pour commencer, on peut évoquer à nouveau les deux personnes référentes : le « financier » est en poste pour un an, délai au bout duquel une autre personne sera possiblement choisie. En outre, comme je l’ai déjà évoqué, les tâches comprises dans ce poste ont peu à peu été réduites afin de laisser d’autres personnes s’en saisir. C’est le cas de l’accès aux comptes et de la surveillance des fonds disponibles (qui a été déléguée à la deuxième personne référente) entre autres. Le pouvoir du financier tend donc à se réduire, et à se distribuer de manière plus égalitaire. Quant à la deuxième personne référente, la « créditomancienne » de la coop, qui donne le feu vert pour les commandes, elle est à son poste depuis peu de temps ; à ma connaissance, il n’y a pas de durée définie. Chose qui peut être éventuellement modifiée.

Pour ce qui est des autres tâches, on l’a vu, pas de délégation durable : les tâches sont constamment redistribuées, tout le monde fait tout ! Bon, ou presque. Mais pour reprendre l’exemple des moments de réception de commande, on est plutôt du côté de l’hyper-rotation : à chaque fois, chacun∙e se place à un poste différent (facture, déballage, rangement, étiquetage…), fonctionnement qui permet que chacun∙e touche à tout… Et qui ne permet peut-être pas que les tâches soient maîtrisées à la perfection, mais bon, on peut voir ça comme un choix de privilégier la rotation et l’expérimentation à l’efficacité et la maîtrise !

5. Répartition des tâches selon des critères rationnels

Freeman évoque comme critères « rationnels » de répartition des tâches la capacité, l’intérêt et la responsabilité. Je dirais qu’à la Cocoricoop, le principal critère retenu est l’intérêt : aucun diplôme en maniement d’étiqueteuse n’est demandé, il ne faut pas avoir une expérience particulière pour s’investir dans une tâche. C’est précisément ici le but de la coop : apprendre à faire, en faisant collectivement, et arrêter de se mettre des barrières parce qu’on ne se sent pas assez compétent∙e. Si on porte cette coopérative comme alternative aux supermarchés, c’est qu’on a un minimum de confiance dans le fait que les diplômes en management, en ressources humaines, en marketing ne sont pas absolument nécessaires – attention, il ne s’agit pas pour autant de nier les savoirs, savoir-faire et compétences acquises notamment par l’expérience, mais plutôt de compter sur les personnes qui détiennent ces savoirs pour les partager à tous et toutes. L’autonomie défendue par les adhérent∙es de la coop passe par cette auto-formation, on le voit par exemple lors de moments à la coop où des personnes qui maîtrisent une tâche, comme le passage de commandes, ou encore le fonctionnement du forum internet de communication, montrent à celles et ceux qui le souhaitent comment faire.

Pour le poste de financier, c’est encore un peu différent, puisque cette personne a été désignée parce qu’elle était volontaire et qu’elle avait une connaissance assez précise du fonctionnement d’une autre coopérative autogérée. On peut donc dire qu’ici, l’intérêt et la capacité ont été en jeu ; mais cela ne s’oppose pas à ce qui a été dit avant : il s’agit aussi d’un partage de connaissances et d’expériences.

Pour conclure sur ce point, on peut reprendre les termes de Freeman qui oppose deux manières d’apprendre : le « programme d’apprentissage », qu’elle privilégie, et la méthode qui consiste à « se jeter à l’eau pour apprendre à nager ». J’avoue que j’aime bien cette deuxième image, qui représente un peu à mes yeux le projet même de la coop. Se jeter à l’eau, mais collectivement, et se transmettre les savoirs, techniques et expériences dont on a besoin pour faire avancer le navire !

6. Diffusion de l’information

« L’information, c’est le pouvoir. L’accès à l’information augmente le pouvoir individuel », écrit Jo Freeman dans son texte. A la Cocoricoop, j’ai l’impression qu’on est plutôt au clair avec cette affirmation ; et pour diffuser les informations à la centaine d’adhérent∙es, il y a plusieurs moyens utilisés. Déjà, un grand panneau, à l’entrée du local de la coop, avec l’ensemble des informations concrètes nécessaires pour faire à peu près tout : s’inscrire, mettre de l’argent sur son compte, tenir une permanence, passer une commande, réceptionner une livraison, etc. Les informations sont détaillées et plutôt simples à comprendre. Un tableau à l’intérieur du local sert pour les infos temporaires, les messages à faire passer, ainsi que des affiches collées aux murs (pour les événements, les informations sur les produits, etc). Mais évidemment, « on n’arrête pas le progrès » comme dirait l’autre, on a un outil pour communiquer en ligne ! Enfin plutôt, deux outils : la communication par liste mail, qu’on essaie d’abandonner pour cause de « spammage » des boîtes mails, et un nouvel outil qu’on essaie d’élargir à l’ensemble des adhérent∙es : Framateam, c’est un genre de forum où on peut créer plusieurs canaux de conversations, échanger des messages privés… La diffusion par Internet est peut-être un peu plus laborieuse, sûrement en raison des différentes pratiques d’Internet parmi les adhérent∙es. Certain∙es sont plus à l’aise avec le bon vieux mail, d’autres n’ouvrent même plus les messages, d’autres encore échouent inlassablement à se créer un compte Frama… Bref, le chantier est en cours. Il y a, enfin, une personne (pleine de bonne volonté !) qui envoie régulièrement des SMS à l’ensemble des adhérent∙es, informant des derniers arrivages, mais aussi des événements, des besoins et demandes… Il y a quand même toujours des personnes qui n’arrivent pas à avoir les infos, ou qui ne s’inscrivent pas sur les réseaux. Trouver un fonctionnement unique et efficient pour une centaine de personnes, c’est mission impossible, et c’est un travail permanent d’essayer de s’adapter à chacun∙e.

7. Accès égalitaire à toutes les ressources

Le local est accessible à tout le monde, tout le temps (avec un code). Tout le matériel de la coop est accessible de la même manière à tout le monde. L’argent de la boîte à dons peut être utilisé (pour la coop) par tout le monde, sur simple initiative. Sur ces points, la Cocoricoop me paraît être presque imbattable. Pour ce qui est de la banque, pour l’instant, trois personnes y ont accès ; mais sur demande, tout le monde pourrait obtenir un code d’accès permettant le suivi des comptes. Les ressources informatiques (site web, adresse mail) sont principalement gérées par une personne, mais c’est surtout parce que peu de demandes ont été faites d’y avoir accès. Enfin, pour l’argent disponible sur le compte, on a vu que c’est la « créditomancienne » qui dit si les commandes sont possibles ; mais son avis n’est que consultatif, elle n’a aucun pouvoir réel de décision.

Voilà pour ce portrait – subjectif et orienté ! - de la Cocoricoop. Pour résumer, je dirais que la coop n’applique pas à la lettre tous les principes énoncés par Freeman : dans bien des cas, aucune structure claire et définie ne régule l’autorité ou la répartition des tâches. Le choix de la Cocoricoop a plutôt été de tendre vers une rotation constante, une absence de hiérarchie et une auto-formation des gens ; cela peut avoir des inconvénients, comme un manque d’efficacité parfois, ou une certaine lenteur dans la mise en place. Par ailleurs, rien n’empêche la constitution de groupes informels, affinitaires, de sortes d’« élites » au sein de la coop, par exemple de personnes qui se connaissent mieux, et qui auraient tendance à prendre plus d’initiatives, ce qui peut dissuader les autres de s’investir autant qu’ils ou elles le pourraient / souhaiteraient. Mais à mon sens, le fonctionnement de la coop ne permet pas que ces personnes prennent des décisions d’importance majeure sans consulter l’ensemble des adhérent∙es. S’il y a bien en effet des structures informelles qui peuvent se créer, elles ne peuvent pas concentrer de pouvoir, et elles ne peuvent avoir aucun monopole, puisque tous et toutes peuvent faire toutes les tâches. Ainsi, l’absence de structure se régule par… l’absence de structure. Cocoricoopement vôtre ! Lulu