J'ai eu deux-trois occasions de discuter avec des gens qui avaient fait la guerre d'Algérie et ce qui m'a frappé c'est la violence de leurs réactions émotionnelles à ce sujet (je précise au cas où ce ne serait pas évident que je n'étais absolument pas dans l'accusation ou la provocation, je les écoutais patiemment me raconter leur histoire et soudain à l'occasion d'une anecdote qu'ils racontaient ils se mettaient à s'énerver de manière impressionnante, 40 ou 50 ans après).
Le traumatisme que cela a été pour toute une génération est d'ailleurs globalement assez bien documenté, à ma connaissance.
Il me semble qu'il faut faire appel à un point de psychologie de base que tout le monde connaît à peu près empiriquement mais qui est rarement expliqué tel quel : on pardonne beaucoup plus facilement à ceux qui nous ont fait du mal qu'à ceux à qui nous avons fait du mal.
Thomas Disch, dans "Au coeur de l'écho" (roman pas terrible amha, donc que je vais partiellement spoiler sans trop de scrupules) met en scène un personnage plutôt sympathique, mais qui durant la guerre du Vietnam a cramé vif un enfant (de mémoire c'était plus ou moins en légitime défense).
Il passe la première moitié du roman à remuer sa culpabilité (il en cauchemarde chaque nuit) jusqu'au jour où (en lien avec l'intrigue sur la multiplication des plans d'existence) il finit par avoir la révélation: "it was evil !!" et cette épiphanie va le transformer complètement : comprendre sa culpabilité objective va lui permettre de l'assumer subjectivement et de vivre avec.
Comprendre que l'acte était monstrueux lui permet aussi de comprendre que d'avoir été mis dans la situation de commettre ce crime horrible pour échapper à la mort était en soi monstrueux, et donc que la culpabilité n'est pas seulement sienne, que ce qui "was evil" était d'abord d'avoir participé à la guerre du Vietnam.
Ce moment "c'était mal" n'a pas vraiment eu lieu en France; il y a ceux qui n'ont pas fait la guerre et qui rejettent les horreurs sur ceux qui les ont commises ("Le combat ordinaire" de Larcenet est très bien sur la question, même s'il finit en eau de boudin), et toute une génération qui a fait la guerre et s'en sent toujours coupable sans être capable d'en faire un bilan toujours bloqué par les politiques.
Les quelques personnes qui ont gardé une réelle stature morale pendant la guerre étaient d'ailleurs lucides sur ce point, expliquant que l'envoi du contingent en Algérie pour y commettre ou au moins protéger des crimes de guerre de grande ampleur allait marquer la France pour longtemps en créant une génération de criminels.
Un réflexe naturel de protection est de refuser cette culpabilité insupportable (surtout que la plupart des appelés ont été contraints de se transformer en criminels, très rares étaient ceux qui sont allés volontairement torturer, violer et assassiner) et pour cela de déshumaniser les victimes: comme le disait Montaigne en conclusion de son essai sur l'esclavage, si les Noirs ont une âme, alors vu ce que nous leur faisons subir, c'est nous qui n'en avons pas.
Chez des gens de bonne volonté mais qui ont été amenés à participer de près ou de loin à des crimes horribles, cette culpabilité génère un malaise permanent, qui explique les réactions que j'évoquais lorsque le sujet revient sur le tapis.
Mais l'autre option, tout aussi largement présente dans la population française, explique le racisme permanent et spécifiquement anti-nord-africain des années 70 et au-delà, et notamment les "arabicides" dénoncés par la Marche des Beurs.
Le FN a bien évidemment fait son beurre dessus, puisqu'à partir du moment où un certain consensus a voulu dire que les "beurs" étaient des êtres humains cela ne pouvait que raviver la culpabilité vis-à-vis des crimes commis envers les nord-africains (la BD autobiographique de Fred Neidhart "Les pieds-noirs à la mer" est très intéressante sur ce point).
Ce que, il me semble, personne n'a vu (et en tous cas personne à ma connaissance n'a écrit publiquement), c'est que Sarkozy a obtenu son score triomphal chez les vieux (alors qu'il était perdant dans la jeunesse) justement pour cela : il est celui qui est venu redonner avec ses déclarations sur la "racaille" un nouveau lustre à un concept qui était devenu honteux et condamné par tous les médias; il est celui qui est venu dire à la génération qui a fait la guerre d'Algérie "non, vous n'êtes pas des criminels, puisque les arabes ne sont pas des hommes".
Et là où ça devient intéressant mais que personne n'a vu non plus, c'est que les Gilets Jaunes sont le premier mouvement social et populaire qui vient APRÈS la sortie de la vie publique de cette génération criminelle malgré elle (les survivants ayant 80 ans maintenant)...
Ce mouvement a donc un regard totalement différent sur le monde, et n'est plus du tout en phase avec des forces de l'ordre qui elles, ayant reproduit l'oppression coloniale (à moindre échelle évidemment) et maintenu l'apartheid socio-spatial pour l'ordre dominant, sont toujours condamnées à déshumaniser noirs et arabes sauf à se reconnaître criminels.
Je ne prétends pas pouvoir en prédire les conséquences, mais elles seront forcément d'importance.
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