Fimbulvetr, pt 1

Content warning : Pluralité, santé mentale

Première partie : La rivière

Un coucher de soleil aux chaudes couleurs étalait ses derniers rayons sur la ville. Bientôt la nuit tomberait et avec elle la fin du solstice d’hiver. L’air était frais, encore chargé de quelque chaleur de la journée. Anaïs rentrait d’un rendez-vous. Elle marchait lentement en s’éloignant petit à petit du centre-ville pour regagner son appartement en bordure. Écharpe chaude aux couleurs de l’automne autour du cou, un châle sombre sur les épaules qui cachait en grande partie une robe légère aux fleurs blanches. La clameur de la ville se faisait calme et de plus en plus silencieuse, et on commençait à entendre le clapotis de la rivière en contrebas.

“Bon, ça ne s’est pas bien passé, du tout. Mais ça arrive. On ne perd pas espoir.”

Anaïs essayait tant bien que mal de mettre du clair dans ses pensées. La journée avait été chargée, elle avait enchainé les mésaventures, et l’air froid qui commençait à lui monter aux joues n’arrangeait pas son humeur. Pour autant, elle essayait de se reprendre et de conserver un calme exemplaire.

“Ce n’est pas le moment. Je n’ai pas envie de parler maintenant.
-Comme tu le souhaites. Saches que je suis là pour prendre le relais si tu veux te reposer.
-Merci.”

Lily était toujours là.
Elle aimait l’aider de tout son possible, et la protégeait toujours quand le besoin s’en faisait sentir. Elles avaient une relation compliquée, mais qui ne reposait que sur l’acceptation et la compréhension mutuelle. C’était un roc, solide, auquel Anaïs pouvait toujours se raccrocher, ou presque. Pour autant, leurs discussions pouvaient être éprouvantes, et ce n’était pas le moment. Pour l’instant, l’important était de se détendre autant que possible, d’accepter les évènements de la journée, et ensuite de réfléchir à comment gérer au mieux les temps à venir.

Il allait falloir s’armer de courage.
Mais chaque chose en son temps.
Pour l’instant, essayer de se détendre, et pour ça, rien de mieux que marcher près de la rivière. Elle commençait à l’apercevoir au bas de la rue, et appréciait la vue des derniers rayons du soleil qui se reflétaient à la surface. Comme si l’eau prenait feu et éclaboussait ses alentours de teintes orangées, qui vacillaient aux côtés des ombres telles que l’auraient fait une bougie.

Anaïs s’approchait de la rivière, un petit pont de pierre sur sa droite. Elle prit le temps de l’observer. Elle avait l’habitude de s’y attarder, elle prenait toujours le même chemin en revenant de ses rendez-vous, et s’ils n’étaient pas toujours aussi durs que ceux de la journée, elle ressentait régulièrement le besoin de se vider l’esprit et de laisser son imagination vagabonder sur des images apaisantes. Le pont était vieux. Très vieux ? Elle n’en savait rien. Plus vieux qu’elle, que ses parents, que les parents de ses parents, et ainsi de suite. Jusqu’où, elle n’en savait rien. Mais suffisamment loin pour qu’elle puisse dire avec certitude que ce pont était vieux. Les roches qui le constituaient étaient parsemées de lézardes, et des algues avaient pris place à ses pieds. La rivière était peu large, et il y avait peu de courant. Pour autant, lors des crues, l’eau pouvait monter à des hauteurs incroyables, et parfois même submerger le pont et ses alentours. Cela n’était arrivé qu’une fois, il y a une trentaine d’années, et les photos de l’époque l’avaient surprise. Se dire que le petit cours d’eau d’environ un mètre de profondeur pouvait se muer en torrent qui l’aurait si facilement balayée, c’était difficile à imaginer.

Mais pourtant cela ne l’étonnait qu’à moitié.

Que ce soit la rivière ou elle-même, il y avait bien plus sous la surface qu’il n’était possible de l’imaginer au premier regard. Elle savait que les apparences n’étaient que temporaires et parfois trompeuses. Masquer qui elle était vraiment, aux yeux de la société et de tous ses membres, c’était devenu une habitude qui s’étalait maintenant sur de longues années. Mais c’était ce qui la maintenait en relative sécurité. Elle ne pouvait prendre le risque d’être elle-même. Il y avait trop à perdre. Elle maintiendrait l’illusion coûte que coûte.

Les lampadaires commençaient à allumer leurs lumières, bordant la route à la manière d’une guirlande de Noël. La teinte orangée du ciel avait laissé place à un bleu turquoise à l’horizon, tandis qu’au-dessus de la ville, une chape obscure et légèrement nuageuse avait pris sa place pour les heures de nuit à venir. Un ciel parsemé des rares étoiles qui n’étaient pas cachées par la pollution lumineuse.
Anaïs avait oublié le temps qui passait, occupée à dévorer du regard le pont, la rivière, et les buissons qui la longeaient. Elle commençait à avoir vraiment froid, et cela la chassa de sa torpeur observatrice. Il était temps de rentrer, elle détestait devoir marcher dans le quartier la nuit. Quand il n’y avait personne, la nuit était son refuge et elle s’y sentait plus à l’aise qu’à n’importe quel moment de la journée. Mais s’il n’y avait ne serait-ce qu’une seule personne, ses peurs s’emparaient d’elle. Trop de mauvais souvenirs. Il était temps d’allonger le pas et de filer se mettre au chaud. Une tisane en arrivant ne lui ferait pas de mal. Verveine sûrement. Une tisane verveine. Voilà ce sur quoi elle décida de fixer ses pensées, pour chasser l’image du froid qui l’engourdissait.
Elle longeait la rivière pendant la majeure partie du trajet, et ne l’abandonnait que pour les dernières centaines de mètres. Actuellement elle était à mi-chemin, mais elle commençait à être engourdie. L’inconfort du froid se faisait ressentir de plus en plus vivement. Elle chassait de son esprit toute autre pensée que la tisane, qui serait sa récompense.

“Tu es sûre que tu ne veux pas me laisser prendre le relais ?
-Je… je ne suis pas sûre non. Mais ça va. Je peux tenir. Ce n’est pas encore si terrible.
-Je te sens fatiguée Anaïs. Tu ne peux pas me cacher ça. Et quand tu es épuisée, c’est à moi que tu peux laisser la place. Je t’amènerais à la maison, en sécurité, sans faute.
Tu le sais.
-Pas encore Lily. Pas encore. Je peux encore marcher. Tout va bien.
-Si tu le dis. N’oublies pas mon offre.”

Bien entendu qu’elle n’oublierait pas. C’était difficile d’oublier sa présence. Et c’était pour le mieux. Elle serait complètement au dépourvu sans cette présence rassurante à ses côtés. Sans son étreinte chaleureuse. Sans l’assurance dont Lily savait toujours faire preuve, même dans les moments les plus désespérés. Mais pour le moment tout allait bien. Enfin presque. La journée l’avait plus épuisée qu’elle ne le pensait, et au fur et à mesure qu’elle avançait sur le bord de la route, les ombres lui donnaient l’impression de bouger. Rien d’inhabituel, mais un signe de fatigue néanmoins. Encore une dizaine de minutes et elle serait au chaud. Avec une tisane. Verveine. Ou peut-être pomme-cannelle au final ?

Personne en vue, tandis qu’elle amorçait les derniers virages pour arriver chez elle. C’était mieux ainsi. Elle ressentait des présences, mais rien de significatif. Elle enfonçait son menton dans son écharpe, et serrait son châle contre sa poitrine. Presque arrivée. Ça commençait à faire long. Ses doigts étaient engourdis, ses pieds lui faisaient mal, et son souffle formait de la buée dans l’air. Buée qui avait très rapidement fait de s’attarder sur ses lunettes, et lui obscurcissait une partie non négligeable de son champ de vision. Le froid s’accentuait très rapidement, remarquait-t-elle. Il allait sûrement geler cette nuit. Elle serait contente d’être dans son lit, bien au chaud, pendant que le froid hivernal fera son œuvre.

La lumière des appartements lui apparaissait enfin. Dernière ligne droite. Bientôt au chaud. Bientôt en sécurité. Elle avait bien lutté contre la peur, mais les présences commençaient à se faire gênantes. Pas assez pour que la panique ne la submerge, mais suffisamment pour lui faire presser le pas, le cœur battant fort dans sa poitrine. Elle sentait Lily, rassurante, à ses côtés. Tout allait bien se passer.

Elle arriva devant la porte. Un petit immeuble en bordure de ville. Assez discret comparé aux géants qui l’entourait, mais haut malgré tout. Trop pour Anaïs. Le vertige la saisissait à l’idée. Elle détestait les hauteurs, et ne se sentait en sécurité que dans un espace où des murs solides l’empêchaient de tomber. Elle aurait préféré habiter dans une petite maison. Avec un seul étage. Et avec plus de place. Son appartement était petit. Moins petit que ce dont les personnes devaient se satisfaire en centre-ville. Mais petit quand même. Malgré tout, elle aimait le confort relatif d’un espace restreint où étaler toutes ses affaires. De toute manière, ce n’est pas comme si elle avait le choix. Ses ressources étaient toutes justes suffisantes pour cet appartement.

Elle cherchait les clés dans sa poche. Le contact du métal froid la fit frémir. Elle jeta un dernier coup d’œil derrière elle, adressa un regard amer aux ombres qui la suivaient, et s’engouffra dans le hall d’entrée. La lumière s’allumait, ce qui lui permit de se reprendre. Elle grimpa les escaliers, quatre étages, mais l’ascenseur était en panne. Au moins elle n’habitait pas tout en haut. Et elle n’avait pas besoin de faire de grosses courses jusqu’au passage prévu du réparateur. C’était déjà ça.
Arrivée devant sa porte, elle s’essuie les pieds sur le paillasson. Enfin. Enfin presque arrivée. Clés dans la serrure, elle s’écroule presque contre la porte, qui s’ouvre sous son poids. Elle se faufile à l’intérieur, allume la lumière, et referme à double-tour derrière elle. Chez elle. Enfin.

L’appartement était petit. Une vingtaine de mètres carrés. Mais c’était suffisant pour la jeune adulte qu’elle était. Elle avait commencé à accumuler un peu de bazar, mais pas suffisamment pour l’empêcher de circuler. C’était un de ces appartement prisé pour son confort relatif et son prix abordable. Il fallait marcher un peu pour se rendre en centre-ville, et c’était mal desservi par les bus. Mais ce n’est pas comme si elle avait le choix. Elle avait deux pièces, un salon qui lui servait aussi de chambre et de cuisine. Et une salle de bain, petite, mais confortable. Tout était en bon état, mais l’humidité se faisait sentir, surtout en automne et en hiver. Pour palier au froid, le seul radiateur présent n’était pas suffisant. Anaïs avait acheté un chauffage d’appoint, qui soufflait de l’air chaud, peu de temps après son emménagement. Elle détestait le froid.

Elle se déchausse, jette son châle dans le placard de l’entrée, son écharpe par-dessus, et file se laver les mains. Toujours, en rentrant chez elle. Ensuite, elle remplit la bouilloire, la met à chauffer, et se dirige vers la salle de bain en commençant à se déshabiller. Une douche chaude avant tout. Le froid du dehors était vraiment glacial. Encore engourdie, elle ne prends pas le temps de se regarder dans le miroir. Dans la douche. Nue. Elle allume l’eau, et regrette instantanément sa décision.
Allumer l’eau directement au-dessus d’elle-même. Sans lui laisser le temps de chauffer. Froide. Très froide. Trop froide. Elle peste, dirige le jet d’eau vers le mur, lui laisse le temps de chauffer, et remet le pommeau à sa place. Enfin, l’eau chaude lui ruisselle dessus. Finalement soulagée. Elle s’assoit. Posée. A la maison. Chez elle. En sécurité. Au repos. Tranquille. Sans les gens du dehors. Sans les ombres. Sans ce rat condescendant qui lui sert de médecin.

“C’est mignon les rats pourtant, résonne une voix.
-Oui, Lily, tu as raison. Désolée.
-Pas besoin.
-Il m’a fatiguée, avec son discours condescendant.
-J’imagine. Tu le revois quand ?
-D’ici quatre semaines…”

Petite pause.
Elle prend le temps de sentir l’eau la réchauffer et couler sur sa peau.
Presque brûlante.
C’est parfait.
Presque parfait.
Elle augmente la température de l’eau.
Voilà, maintenant c’est parfait.

“Tu es sûre que tu ne veux pas changer de médecin ?
-Trop de délais chez les autres. Et puis c’est prendre le risque de tomber sur pire.
-Pas faux. Mais celui-ci ne fera pas l’affaire éternellement.
-Au moins il me donne ce dont j’ai besoin.”

Après tout ce n’est pas si pire. Le docteur n’est peut-être pas incroyable, mais au moins il a des délais courts. Et puis elle a son suivi là-bas depuis un moment maintenant. Il est peut-être sexiste, condescendant, insultants par moments, pas aux faits du tout des problèmes de société. Il fait peut-être aussi des commentaires déplacés. Mais bon. Au moins ses rendez-vous avec elle sont généralement assez espacés. Et rapides. Le moins elle l'entend parler, le mieux elle se porte.

L’eau chaude commence à s’accumuler dans le fond de la douche. La buée chargée de chaleur remplit l’habitacle. Tout va bien. Tout va bien aller. C’est une promesse qu’elle se fait. Elle se sent ensommeillée. La chaleur et l’eau la bercent. Elle se sent faiblir.

“Tu veux que je prenne le relais ?
-…
-Anaïs ?
-... Je veux bien. Merci.
-Avec plaisir, toujours”.

Lily est forte. Très forte. Plus que tout. En tout cas c’est comme ça qu’elle se définit. Il n’existe qu’une seule chose au monde qui lui fasse peur, et ce n’est pas près d’arriver. Elle se redresse dans la douche, éteint l’eau, se savonne, rallume l’eau, et baisse un peu la température. Si elle sort après avoir fini sur de l’eau trop chaude, elle aura du mal à mener à bien la soirée. Après s’être rincée, elle peste un peu d’avoir oublié la serviette au salon. Elle va la chercher, revient dans la salle de bain, et fait la note mentale d’essuyer ses traces de pas trempés dans tout l’appartement. A côté de ça, elle fait la liste de ce qu’elle a à faire au cours de la soirée.

L’eau chaude est prête pour l’infusion.
Reste à mettre un sachet à infuser.
Manger ce soir ? A voir. Peut-être faire des pâtes.
Vider le sac des papiers plus ou moins importants qu’il contient.
Prendre les traitements.
Plier le linge qui doit maintenant être sec.
C’est déjà bien.

Et c’est ce qu’elle fait. Dans cet ordre-là. Les listes mentales permettent à Lily de s’organiser sur le court terme, sans ça elle n’arrive pas à fonctionner. C’est aussi le cas d’Anaïs. Mais pour Lily, elles ont une importance un peu plus grande, étant donné que presque à chaque fois qu’elle est présente, elle en a besoin. Il y a toujours quelque chose à faire. Quand il n’y a plus rien à faire, elle laisse la place à Anaïs. Ou parfois elle en profite un peu pour se détendre. Sentir son corps au repos. Ses muscles se détendre. C’est un plaisir incomparable. Ressentir son propre corps. En entier, jusqu’aux détails. Mais plus généralement, elle laisse quand même la place. Cela lui est très étrange d’avoir du temps où il n’y a rien à faire. Où on est censé faire ce que l’on désire. Mais ce qu’elle désire elle-même ? Elle n’en a aucune idée. Elle aimerait savoir. Mais pour de multiples raisons, c’est compliqué. Alors elle préfère laisser la place.

La soirée touche à son terme. Il doit bien être au-delà de minuit. Les nuages s’écartent de temps à autres pour laisser la pâleur de la lune illuminer le ciel nocturne. A l’intérieur, Anaïs a coupé le chauffage d’appoint. Il fait suffisamment chaud. Une couverture chaude sur les genoux, elle est sur son bureau, devant l’ordinateur. La lumière aux reflets bleu de l’écran est agressive pour des yeux fatigués. Heureusement, une petite lampe à côté du lit, de l’autre côté de la pièce, jette une lumière plus chaude dans l’appartement. De temps à autre, Anaïs jette des regards aux murs. Les quelques affiches et dessins qui les décorent lui permettent de se sentir chez elle. Ça et, maintenant, sa troisième infusion de la soirée. Au final celle-ci est à la pomme et à la cannelle. Elle a finit les deux dernières verveines juste avant. Il faudra en racheter prochainement. Les infusions chaudes, surtout en hiver, c’est salvateur quand on a horreur du froid.

Elle est chez elle. Elle regarde l’heure dans le coin de l’écran. Tard. Mais elle a encore quelques mails à répondre. Le plus gros des démarches attendra. Pour l’instant elle essaye de se concentrer sur le plus urgent. Rien qui ne puisse pas attendre le lendemain, mais pour une fois qu’elle a la motivation, elle en profite. Le problème c’est que maintenant qu’elle n’a plus à gérer la panique et le froid, elle doit faire avec un esprit tout embrumé. Les traitements sûrement. Ça la fatigue toujours plus ou moins. Parfois elle a l’impression que ça lui fait le même effet que l’alcool. Malgré qu’elle ne boive plus d’alcool, depuis deux ans maintenant. En tout cas, difficile de se concentrer. Les caractères noirs sur fond blanc la fatiguent encore plus. Encore une réponse à écrire…

Les rayons du soleil commencent à réchauffer la pièce.
Quelques oiseaux piaillent au-dehors de la fenêtre.
Anaïs ouvre péniblement les yeux.
Le matin ?
Elle s’est endormie.
Mais quand exactement ?
Pas vraiment de souvenirs.
Elle pose la main à côté d’elle.
Le sol.
Elle se réveille.

Elle s’est vraiment endormie par terre, enroulée dans la grosse couverture qu’elle a tiré à elle. Ou alors elle serait tombée du lit ? Un examen rapide lui indique que c’est sûrement un peu des deux. Elle a du s’endormir en atteignant le lit, s’écrouler au sol, tirer la couverture à elle, et s’endormir par terre. Au chaud. Ça lui ressemblerait bien. Et ce ne serait pas la première fois. Au moins elle a pu s’allonger. C’est toujours mieux que de s’endormir sur le bureau. A chaque fois qu’elle s’y endort, elle a des courbatures dans tout le corps au réveil. Et tout comme avec le froid, elle a du mal avec les petites douleurs, courbatures y compris. Cela lui occupe l’esprit en permanence.

Bon, maintenant. Debout. Petit déjeuner. Lily dort toujours. Et ensuite ? On verra.
...Quelque chose a changé.

Elle ouvre la bouche. Un peu de buée s’en échappe.
Il fait un froid glacial en-dehors des couvertures.
Il y a sûrement eu du gel dehors, cette nuit.
En s’emmitouflant autant que possible dans la grosse couverture, Anaïs se dirige vers la fenêtre. Le soleil est un peu haut. Pas encore au zénith. Mais pas loin non plus. Cependant ce n’est pas ça qui attire son attention. Dehors, tout est gelé. Les plantes sont toutes couvertes d’une fine pellicule blanche. Les voitures de même. On aperçoit des plaques de verglas que le soleil n’a pas encore fait fondre, et qui reflètent la lumière à la manière de grandes patinoires. Patinoires dont il faudrait se méfier, pour éviter de se faire très mal. Quelques oiseaux semblent très agités. Il fait un froid glacial. Cela a du les surprendre eux aussi.

Elle allume le chauffage d’appoint. Fait chauffer de l’eau. Café. Le café du matin. Celui qui permet de sortir de la torpeur et de commencer la journée. Le petit déjeuner est rapidement avalé. Le second café maintenant. Celui qui permet de se dire qu’un troisième ne sera pas de trop. Le goût amer du café est loin d’être doux au réveil, mais à force d’en boire autant, on s’y fait. Et la caféine fait aussi sûrement jouer un petit effet addictif. Beaucoup de souvenirs associés au café. Bons pour la majorité. C’était la boisson lors des réunions. Pas des réunions de travail. Mais associatives. Le travail ? Pour le moment elle a arrêté de chercher l’emploi. Pas vraiment par choix. Plus par obligation. Heureusement cela lui permet de se remettre et d’avancer. Même si elle devra y penser de nouveau un jour. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui il fait froid, et une question trotte dans la tête d’Anaïs.

Est-ce que la rivière a gelé ?

Cela n’arrive presque jamais, mais alors que la pièce commence à se réchauffer un peu, grâce à l’action du chauffage, elle se souvient avoir vu son propre souffle faire de la buée. A l’intérieur de son appartement. Cela n’était jamais arrivé de son expérience. Et c’est très perturbant. Mais si la rivière a en effet gelé, elle veut le voir. L’eau étant assez basse, c’est vraiment une possibilité envisageable. Elle a eu l’occasion de voir la rivière gelée une fois par le passé. Quand elle était beaucoup plus jeune et de passage dans la ville. C’est un beau souvenir qui lui réchauffe le cœur. L’époque où tout était moins compliqué. Enfin presque tout.

Un problème cependant.
Pour aller voir la rivière, il faut sortir dehors.
C’est un problème en soit. Elle ne se sent pas d’affronter le monde.

“Je t’y emmène”, s’exprime une voix calme et pleine d’assurance.
“Vraiment ? Tu veux bien ?
-Oui, je m’en occupe. Ça te tient à cœur. Donc ça me tient à cœur.
-...Merci.”

Anaïs reprend un peu ses esprits. Pas qu’elle ait été loin. Mais c’est toujours le brouillard quand Lily prend complètement le relais. Un brouillard opaque, où elle n’a pas conscience des détails. Mais elle peut toujours demander à Lily si besoin est. Et si Lily accepte de partager. En l’occurrence cependant, ce n’est pas très important.
La rivière s’étend sous ses yeux.
Une fine couche de glace recouvre la surface, et reflète la lumière du soleil comme un gigantesque miroir qui s’étirerait en long, couvert d’aspérités. De petites vaguelettes gelées donnent un relief léger et étonnant. Il a donc du faire froid, beaucoup, mais aussi y avoir un peu de vent. Un peu ou beaucoup. Mais pas assez pour la réveiller.
La rivière gelée lui remémore de nombreux souvenirs. Des souvenirs chaleureux, très appréciés en une journée si froide, la submergent. Elle aimerait bien pouvoir remonter le temps. Au moins un peu ? Quoiqu’en y réfléchissant…
“Tu me manquerais”, murmure Anaïs à l’égard de Lily.
Elle sent l’acquiescement au fond d’elle.
“Je me manquerai, aussi”, se dit-elle a elle-même.
Oui, les temps passés étaient peut-être plus simple, mais elle n’y était que l’ombre de la femme qu’elle est à présent. Et il est hors de question de renoncer à ça, de renoncer à tout le chemin qu’elle a fait. Elle irait de l’avant, quoi qu’il arrive. Le passé a de beaux aspects, mais est très loin d’être parfait. Toujours est-il, les souvenirs qui la remplissent lui font esquisser un sourire. Se remémorer le passé lui fait du bien. C’est déjà suffisant.

Elle commence à marcher le long de la rivière. Elle a vraiment gelé tout du long. C’est impressionnant. Et même malgré le soleil haut dans le ciel actuellement, le froid est intense. Elle est heureusement bien habillée. Dans une tenue qui lui est un peu étrangère cependant. C’est Lily qui l’a habillée. Elle a un style… différent. C’est le moins qu’on puisse dire. T-shirt et pull noir. Pantalon noir. Anaïs ne met jamais de pantalon elle-même. Par contre, des collants épais en-dessous. Vu la température glaciale, c’est sûrement une obligation. Toujours la même écharpe que la veille, mais avec cette fois-ci un manteau long et serré à la taille, à la place du châle. Un manteau non pas noir mais rouge. Un choix de Lily. Mais un choix qu’Anaïs approuve elle-même. Ça la change. La seule chose avec laquelle elle a vraiment du mal, c’est le pantalon. Elle n’en porte jamais elle-même, préférant de loin les robes et les jupes. Elle trouve que la tenue actuelle lui donne un aspect un peu trop officiel. Presque agressif, guerrier. Mais au moins elle a chaud. Elle remercie Lily intérieurement, ce à quoi un sentiment d’affection lui répond. C’est un des avantages à partager le même corps. La praticité à pouvoir se répondre honnêtement par des sentiments qui n’ont pas besoin de mots. Comme partager un regard complice avec quelqu’un que l’on connaîtrait depuis toujours. Sans avoir besoin de détourner les yeux de la rivière.

Elle arrive au petit pont de pierre. Elle pourrait faire marche arrière et retourner chez elle. La bordure de la ville commence un peu à s’animer en ce début d’après-midi. Mais… quelque chose la pousse à continuer plus loin. L’esprit de l’aventure ? Pour elle c’est déjà une aventure que de se promener dehors pour un trajet qui n’a rien d’obligatoire. La rivière a gelé, c’est assez rare comme ça pour justifier de marcher un peu plus. Elle traverse le pont sans s’attarder, et se dirige vers le petit bois qui longe la rivière plus au loin. Il y a un petit sentier dans lequel elle peut s’engouffrer. Si il n’y a personne, bien entendu. Rien de plus qu’une personne qui lui adresse la parole dans un lieu isolé pour la faire paniquer. Et puis elle en a marre des interactions sociales. Entre les rendez-vous, les personnes qui essayent de la draguer dans la rue, les remarques déplacées… de la tranquillité ne lui fera pas de mal. Heureusement, le trajet se passe sans encombre. Personne sur le sentier. Seul le froid pour lui tenir compagnie. Et Lily. Toujours ensemble.
Elles forment une belle équipe, se disent-t-elle en chœur.